Le Bouddha lui-même a souhaité que les enseignements puissent être donnés et préservés dans la langue de chacun. Important, le processus de traduction fut facilité au départ par la proximité des langues indo-européennes (pali, sanskrit, prakrit…) des régions où le bouddhisme se diffusa tout d’abord. Le mécanisme s’avéra bien plus complexe lorsque la sphère d’influence s’étendit en Asie centrale et orientale. L’adaptation chinoise, par exemple, marquée par des traditions culturelles millénaires et l’usage des idéogrammes, fut particulièrement difficile, s’étalant sur plusieurs siècles, avec des styles et des résultats très variés. Au Tibet, l’enjeu fut tout autre : l’écriture fut quasiment créée de toute pièce pour la traduction des enseignements du bouddha. Celle-ci fut rapide et s’élabora en deux étapes, au 8è puis au 10è siècle.
Les historiographes tibétains attribuent au roi Songtsen Gampo (d. 649/650) l’introduction d’un système d’écriture, la codification des lois et les débuts du bouddhisme tibétain. Son époque correspond en effet à la consolidation de l’empire tibétain, qui rayonnait alors sur une grande partie de l’Asie. Pour administrer une terre si vaste, des écrits et des lois étaient nécessaires. L’invention du script tibétain est attribuée à l’un des ministres de Songtsen Gampo, Thönmi Sambhota. Celui-ci se serait rendu au Cachemire où il aurait appris les principes de l’écriture et de la science du langage. Il en aurait ramené un script proche du sanskrit, de 30 lettres et 5 voyelles, et plusieurs traités grammaticaux.
Bien que l’époque de Songtsen Gampo marque le début de l’écriture tibétaine basée sur des scripts indiens, l’empire est alors assez peu marqué par la sphère d’influence indienne. Les liens avec la Chine sont forts, et les Chinois considèrent les Tibétains comme illettrés du fait de leur adoption d’un script indien (avec des lettres) plutôt que chinois (avec des idéogrammes).
La situation change aux 8è et 9è siècles, sous le règne du roi Tri Songtdetsen (règne : 755/797) et de ses successeurs. C’est en effet à cette époque que le Tibet adopte le bouddhisme et que débute le projet de traduction des écrits du sanskrit au tibétain.
Exécutée en moins d’un siècle, l’entreprise de traduction tibétaine s’appuie sur la création d’une langue, d’une grammaire et d’une terminologie propres au bouddhisme et à ses notions, afin d’adapter en tibétain, non seulement les soutras, mais également des pans entiers de la culture indo-bouddhique.
L’entreprise est vaste et centralisée par le roi, qui apporte son soutien logistique et financier pour l’introduction du bouddhisme au Tibet. Le roi invite à sa cour nombre d’érudits indiens et des comités de traduction se mettent en place.
La première période de traduction s’achève avec le déclin de l’empire en 842. Il s’ensuit une période plus trouble durant laquelle le bouddhisme est moins favorisé.
Après un siècle de latence commence la seconde période de traduction, qui part de l’ouest du Tibet et concerne peu à peu tout le pays. Ainsi Rinchen Zangpo (958-1055), Marpa Chökyi Lodrö (1002/1012-1097), Ngok Loden Shérab (1059-1109) et d’autres continuent l’œuvre des siècles précédents.
L’Inde connaît alors une apogée des développements tantriques, et les maîtres indiens continuent d’en donner de nouvelles transmissions. Au contraire des traductions impériales, celles effectuées pendant cette Renaissance tibétaine sont le fait de pratiquants isolés, qui effectuent le voyage vers l’Inde afin d’y recevoir les enseignements des plus grands maîtres et font ensuite leur propre traduction.C’est donc à cette période qu’apparaissent les différentes « lignées » tibétaines, qui divergent essentiellement par le fait qu’elles se rattachent à des maîtres distincts et par conséquent à certaines pratiques, certains tantras, plutôt qu’à d’autres. Au sein de chacune de ces lignées, les transmissions se perpétuent jusqu’à nos jours.
Si la majorité des soutras, réunis dans le Kangyur, ont été traduits dès la première période, les tantras le sont ainsi principalement durant la seconde vague. De même, la plupart des commentaires qui constituent le Tengyur, sont traduits à cette période. Avant 1100 et en à peine un siècle, l’œuvre de traduction est alors parachevée, même si des textes ponctuels sont encore ajoutés au canon jusqu’au 17è siècle. Dans les siècles qui suivent cette Renaissance tibétaine du 11è siècle, des sanskritistes tibétains comme Sakya Pandita (1182-1251) revoient certaines traductions, mais le bouddhisme disparaît peu à peu d’Inde, où les incursions turques finissent par tarir la source.
A l’inverse, le Tibet complète la préservation de l’enseignement, du Dharma, élaborant un nouveau canon bouddhique à travers le Kangyur et le Tengyur. En effet, les différentes traductions sont faites et les premiers catalogues descriptifs parus, mais il reste encore à les rassembler tous et à stopper tout nouvel ajout.
Peu à peu, des règles de traduction sont adoptées. Ainsi, les traductions des soutras sont d’abord effectuées par un traducteur tibétain junior, aidé d’un érudit indien.
Leur traduction est ensuite revue et corrigée par les grands traducteurs de l’époque, toujours assistés d’érudits. Leur nom orne aujourd’hui encore les colophons du Kangyur et du Tengyur, les deux corpus de textes majeurs du bouddhisme tibétain. Zhang Yeshé Dé, Kawa Paltsek ou Chokro Lui Gyaltsen font partie de ces Tibétains illustres, qui ont permis à la parole du Bouddha Shakyamuni, conservée dans « la langue des nobles » (le sanskrit), de se diffuser au Pays des neiges. Ils ont revu les traductions faites par leurs prédécesseurs à l’aune des nouvelles règles et standardisations de la langue, et ont ainsi permis une fiabilité et une régularité du vocabulaire remarquable, bien différente de la situation actuelle en Occident, où le même mot est traduit différemment par plusieurs traducteurs, sans concertation ni centralisation.
Contrairement à ce que nous faisons en français, tous les termes techniques du bouddhisme indien ont été traduits en tibétain. Les traducteurs se devaient donc de comprendre les différentes connotations du mot dans la langue source, et de les rendre dans la langue cible. Ainsi, par exemple, en est-il du mot « bouddha ». Ce terme a deux interprétations :
- prabuddha, qui signifie se réveiller du sommeil,
- vibuddha, qui signifie être épanoui, comme une fleur.
Les tibétains ont donc formé un mot constitué de deux syllabes, sang et gyé, signifiant respectivement éveillé et épanoui. Bouddha se dit donc sangyé en tibétain, ce que l’on pourrait traduire par « l’éveillé et épanoui ».