Du 14è siècle à nos jours, le canon du bouddhisme tibétain aura connu de nombreuses éditions et variantes. A partir de la première édition manuscrite de l’ancien Narthang, deux traditions principales, celle de Zhalu à l’Est et celle de Tshalpa à l’Ouest se dégagèrent. La seconde servit de base à la réalisation de nouvelles éditions, non plus manuscrites mais xylographiques, en Chine et au Tibet. Synthèse de différentes traditions, une édition issue de celle de Dergué ici exposée en partie vit le jour au début du 18è siècle et devint la référence de la plupart des copies ultérieures.
La première édition manuscrite du canon est appelée « l’ancien » Narthang afin d’éviter toute confusion avec une édition postérieure, xylographique celle-là. Cette première édition résulte de la collecte de textes provenant essentiellement de diverses bibliothèques de monastères du Tibet central. Elle représente le point culminant de plusieurs siècles de préservation et de catalogage dans les grands centres monastiques.
Une seconde phase de production du Kangyur et du Tengyur suivit bientôt, en deux lieux différents : au monastère de Tshalpa et à celui de Zhalu. Deux courants majeurs se dessinent à partir de ces lieux : la tradition orientale issue de Zhalu et la tradition occidentale issue de Tshalpa.
Le grand érudit Butön (1290-1364) jugea la première édition du canon incomplète, désordonnée et contenant des doublons. A l’aide de toute une équipe, Il s’attela à la lourde tache d’en réorganiser le contenu, mais aussi d’en réviser le fond, choisissant d’inclure ou d’exclure certains textes, notamment au niveau des tantras. Sous sa férule s’effectua une systématisation orthographique et de ponctuation. Il encouragea également les équipes de correcteurs à privilégier le sens du texte lorsque l’orthographe était défectueuse ou peu fiable ce qui conduisit à des interprétations personnelles, parfois décriées.
En 1334, le manuscrit du Kangyur appelé Thempangma fut complété, il comptait 111 volumes. A partir de cet original, de nombreuses copies manuscrites furent effectuées, qui servirent elles-mêmes de base à d’autres éditions : c’est la raison pour laquelle nous parlons de tradition issue de Zhalu. Certaines éditions rattachées à ce courant sont aujourd’hui préservées à Oulan Bator, Tokyo, Londres ou au Ladakh.
Une autre édition vit le jour au monastère de Tsal Gungtang, entre 1347 et 1351, qui révisa également l’édition ancienne de Narthang tout en y apportant des modifications substantielles, comme l’incorporation de trois volumes de textes appartenant à la première période de traduction des textes en tibétain au 9è siècle.
Cette édition servit de base aux éditions xylographiques de l’Empereur Yongle de Chine et à l’édition de Pékin, pour n’en citer que deux.
Outre ces deux courants majeurs, diverses éditions indépendantes sont apparues. Celles-ci ne suivent pas une source particulière, mais mêlent le contenu de diverses éditions antérieures, contrariant de ce fait l’attribution d’une filiation unique.
Cette pratique constante de la révision et de la collation est à l’origine d’une œuvre de critique textuelle immense, qui a permis de fixer le corpus de textes bouddhiques tibétains.
Le premier incunable xylographique du Kangyur à voir le jour est préparé sous le règne de l’Empereur mongol Yongle à Pékin en 1410/1411. Les 106 volumes ont été réalisés d’après le manuscrit de Tshalpa. Une seconde édition (utilisant les planches de l’édition précédente), augmentée de 43 volumes du Tengyur, aura lieu sous le règne de l’Empereur Wanli en 1605. Diverses éditions vont ainsi se succéder au fil des siècles en se basant sur les planches de l’édition de Yongle (l’édition de Lithang en 1609-1614, les éditions de Kangxi au début du 18è siècle, celle de Chone entre 1721 et 1731, celle de Qianlong en 1737 etc.)
L’édition de Narthang en 1730-1732 comportera 101 volumes pour le Kangyur, et 223 pour le Tengyur. Ces derniers ne seront imprimés qu’en 1741-1742. Cette édition ne connait pas de filiation manuscrite unique puisque combinant les deux courants de Tshalpa et de Zhalu.
Une édition complète de l’ensemble du canon est réalisée à Dergé entre 1733 et 1744. Elle incorpore les deux traditions de l’Est et de l’Ouest ainsi que des traditions indépendantes et représente un total de 316 volumes (103 pour le Kangyur et 213 pour le Tengyur). Cette édition est largement répandue et reproduite aujourd’hui, du fait de sa qualité (excellent niveau de grammaire, peu de passages inintelligibles, très peu d’erreurs). De nombreuses réimpressions ont été effectuées au cours des siècles sur la base de cette édition xylographique.
Les bousculements de l’histoire récente ont poussé une grande partie des Tibétains à l’exode à partir du milieu des années 1950. La plupart ont trouvé refuge en Inde, démunis de toute possession matérielle, n’ayant sauvé de la ruine que les objets ou les textes les plus sacrés. Afin de sauvegarder le corpus bouddhique à l’avenir incertain, des réimpressions s’organisèrent en Inde et en Occident sous l’impulsion de personnages importants tel le maître de la lignée Kagyu ; le 16è Karmapa Rigpé Dorjé (1924-1981) a ainsi organisé la réimpression photo-mécanique du Kangyur entre 1976 et 1979. Cette édition moderne, fac-similé d’une copie originale de l’édition de Dergué, est connue sous le nom de « l’édition vermillon », elle constitua ensuite la matrice papier de trois autres réimpressions : aux Etats-Unis à Berkeley en 1982 et plus récemment à Chengdu en Chine et à Taipei à Taïwan.
L’édition présentée ici est une édition de Chengdu issue de cette copie en 103 volumes pour le Kangyur et 213 volumes pour le Tengyur.
Si les planches gravées sont toujours préservées et utilisées, notamment à l’imprimerie de Dergé, les techniques modernes ont supplanté ce travail manuel fastidieux (même s’il n’en était que plus méritoire !) et l’ensemble de ces 316 volumes -c’est à dire quelques 5250 textes et 230000 folios au total- n’occupe désormais plus que 4 DVD, grâce à la sauvegarde numérique que de grands hommes tel Gene Smith ont entrepris au cours de la seconde moitié du 20è siècle.
L’approche scientifique occidentale diverge de l’approche traditionnelle tibétaine à laquelle il est reproché un manque de sens critique. Chaque édition reproduit le choix de l’éditeur au niveau du fond et de la forme sans prendre en considération les divergences existantes au sein d’autres éditions. Une passerelle entre ces approches différentes se dessine avec une nouvelle publication comparative réunissant en une seule les éditions de Dergé, Narthang et Pékin.